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28/04/2024 09:39

Alain Ruscio est un historien français qui a consacré beaucoup de travail à la colonisation française en Indochine et à la guerre d’Indochine. À l’occasion du 70e anniversaire de la victoire de Diên Biên Phu, il a accordé une interview à l’Agence Vietnamienne d’Information en insistant sur ses valeurs jusqu’aujourd’hui.


En décembre 1953, le Comité central du Parti et le Président Hô Chi Minh (centre) ont décidé de lancer une bataille pour éliminer le bastion du corps expéditionnaire français à Diên Biên Phu. 
Photo : VNA/CVN
On pense que la victoire de Diên Biên Phu a confirmé la direction correcte et sage du Parti communiste du Vietnam et du Président Hô Chi Minh, et que l’esprit de grande solidarité nationale fut le facteur décisif de la victoire du Vietnam dans cette bataille, ainsi que dans l’œuvre de défense de la Patrie. Que pensez-vous de cet avis ?

Le 2 septembre 1945, lorsque le Président Hô Chi Minh a proclamé l’indépendance du Vietnam et la naissance de la République démocratique du Vietnam, il a réussi à associer dans un même mouvement l’aspiration nationale patriotique, la volonté de se débarrasser du colonialisme français et en même temps une aspiration sociale, qui pour lui était incarnée par le socialisme. Il fonda pour cela la Ligue pour l’indépendance du Vietnam, rapidement appelée Viêt Minh (Front de l’indépendance pour le Vietnam, Ndlr), dirigé par les communistes, dont notamment Hô Chi Minh, Vo Nguyên Giap, Pham Van Dông, Truong Chinh... Donc, évidemment, cela a donné une certaine direction à la lutte de libération du Vietnam, ce qui n’était pas le cas dans d’autres pays, comme en Inde, en Indonésie et en Birmanie (Myanmar d'aujourd’hui).

La particularité de la lutte du Vietnam, due à la grande intelligence politique du Président Hô Chi Minh, fut justement d’associer la totalité de la population à la lutte pour la libération nationale et en même temps pour la libération sociale. C’est cela qui a fait cette spécificité. Les différents gouvernements français de la IVe République et l’armée, qui au début pensaient pouvoir écraser le mouvement pour l’indépendance n’ont pas compris qu’ils avaient face à eux une très forte proportion de la population vietnamienne qui soutenait la lutte du Front Viêt Minh, personnifiée par le Président Hô Chi Minh. D’où les échecs de plus en plus grands, comme celui de la bataille des frontières de l’automne 1950, puis évidemment au bout de ce chemin, il y avait Diên Biên Phu.

Ce cheminement ne s’est pas fait facilement, la guerre a duré sept ans. Mais l’armée et le peuple vietnamiens avaient fait face à une armée française, très moderne et puissante, à l’époque soutenue par les États-Unis. Il ne faut pas oublier que, vers la fin de cette guerre, les États-Unis fournissait 80% de l’aide matérielle militaire aux Français.


Le Commandement de la campagne sous la direction du Général Vo Nguyên Giap planifie les stratégies de combat. 
Photo : VNA/CVN
Face à cela, fort heureusement, il y a eu un soutien des pays socialistes, qui s’est surtout manifesté après la victoire de la révolution chinoise. Ça n’a pas été d’ailleurs un soutien sans faille, mais qui a quand même compté bien-sûr. On peut pourtant affirmer que la victoire de 1954 a été due essentiellement à la résistance du peuple vietnamien, guidé par la clairvoyance politique du Président Hô Chi Minh.

À cette époque-là, la victoire de Diên Biên Phu a exercé une grande influence sur le mouvement de décolonisation dans le monde. Pourriez-vous nous parler de ce mouvement ?

Cette guerre d’Indochine était observée par le monde entier. La France et le Vietnam étaient bien sûr les adversaires, mais il y eut très tôt une dimension internationale. N’oubliez pas qu’à la même époque, on avait également la guerre de Corée. L’Asie était véritablement l’endroit du monde où les forces du socialisme et les forces du capitalisme s’affrontaient. Mais la guerre était également internationale, ne serait-ce que par la composition de l’armée française, qui recruta des Algériens, des Marocains, des Tunisiens et des Africains. Les guérilleros, les propagandistes du Viêt Minh envoyaient régulièrement à ces soldats venus des colonies des tracts, envoyaient des appels pour faire appel à la solidarité.


L’historien Alain Ruscio présente ses livres sur Diên Biên Phu.
Dans les colonies françaises en particulier, la lutte du Vietnam était observée de très près, à Madagascar, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, en Afrique. On suivait cette guerre avec un espoir secret que l’armée français serait vaincue. Et évidemment lorsque l’armée française a été vaincue à Diên Biên Phu, ça n’a pas été considéré non seulement comme une victoire vietnamienne, mais comme une victoire de tous les peuples colonisés. Ça a été en quelque sorte une éclaircie, une ouverture de la voie vers la libération nationale. Il ne faut pas oublier que la victoire de Diên Biên Phu date du 7 mai 1954, les accords de Genève du 20 juillet 1954 et que la guerre d’Algérie a commencé le 1er novembre 1954.

Ce n’est donc pas tout à faire une coïncidence, ce n’est pas un hasard. Beaucoup de colonisés se sont dit puisque les Vietnamiens l’ont fait, nous allons pouvoir entamer des luttes qui n’étaient pas toujours des luttes militaires, politiques, mais en tous cas, c’était une lueur d’espoir et tous les témoignages montrent qu’il a eu dans de nombreuses colonies françaises une explosion de joie, alors que les français colonialistes étaient tristes.

Il y a actuellement beaucoup de conflits dans le monde, d’après vous, les leçons tirées de la campagne de Diên Biên Phu sont-elles toujours valables dans ce contexte ?

Je pense que la force brute, la force militaire toute seule ne peut jamais l’emporter. Il faut toujours penser qu’il y a des peuples derrière. À chaque fois, il y a le même schéma, il y a toujours une armée qui pense que la force mécanique est suffisante pour vaincre et en face des populations qui refusent cette force mécanique. Malgré tout, à un moment à un autre, il y a forcément une ouverture vers une libération. Donc, je pense que Diên Biên Phu a également cette signification historique de dire qu’un peuple uni, qu’un peuple qui refuse l’oppression trouvera toujours un moyen, peut-être malheureusement avec beaucoup de malheurs. Diên Biên Phu, 70 ans après, est toujours d’actualité.

Sept décennies se sont passées depuis et les deux pays ont connu une amitié de cinquante ans, dont dix ans de partenariat stratégique. D’après vous, qu’est-ce que les deux parties doivent faire pour commémorer ensemble cet événement ?

J’espère qu’en France 2024 marquera un moment important où l’on parlera d’histoire, pas seulement de l’histoire bien-sûr, également de l’actualité. Evidemment, on ne peut pas demander aux Français de fêter Diên Biên Phu. Mais je crois qu’il faut mettre en avant la défaite non pas de la France, mais d’un système ancien d’oppression, que l’on appelait colonialisme, qui de toute façon devait mourir. Je pense que le meilleur moment pour parler d’histoire sera la célébration des Accords de Genève : il sera alors utile qu’on ait une réflexion en commun pour savoir pourquoi il y a eu cette guerre, pourquoi il y a eu ce colonialisme.

N’oublions pas que le colonialisme français au Vietnam a duré un siècle, donc, c’est une période extrêmement longue dans l’histoire d’un peuple. Pourquoi il y a eu le colonialisme ? Pourquoi il y a eu cette domination qui était basée sur une conception raciste, sur une conception de domination des populations indigènes. Et pourquoi à un certain moment il a fallu sortir de cette situation. C’est un moment également je pense où l’on doit se rappeler qu’il a eu beaucoup de Français qui ont été solidaires avec le Vietnam. C’est peut-être également une occasion pour nous de réfléchir à la solidarité. Il faut savoir qu’il y a toujours eu, dans toute l’histoire, même à la pire époque coloniale, des Français qui se sont levés contre la colonisation et contre les exactions imposées au peuple vietnamien, mais aussi aux Cambodgiens et Lao.

Je pense à des articles de Jean Jaurès avant 1914, je pense par exemple au voyage de Gabriel Péri, député communiste, au Vietnam en 1934 pour porter la protestation. Je pense à une journaliste, Andrée Viollis, à Romain Rolland, à Henri Barbusse, qui avaient fondé un Comité de défense des prisonniers indochinois, je pense à des gens comme ça. Et puis pendant la guerre française d’Indochine, beaucoup de Français se sont révoltés contre la guerre, je pense à Henri Martin bien sûr qui a passé trois ans de sa vie en prison à cause de sa lutte contre la guerre, ou à Raymonde Dien qui a passé dix mois incarcérée pour avoir tenté d’arrêter un train chargé d’armes destinées au Vietnam.


Le 7 mai 1954, le drapeau de l’Armée populaire vietnamienne flotte au dessus du QG du Général de Castries marquant la fin de la bataille de Diên Biên Phu. 
Photo : VNA/CVN
Et puis, ma génération, nous avons manifesté beaucoup en faveur du Vietnam lorsque le pays a été bombardé par les impérialistes américains. Donc, tout ça, ça laisse des traces. Il n’y a pas eu que des Français réactionnaires, conservateurs et colonialistes. Et je pense qu’il y a également eu des Français de droite qui se sont opposés. Je pense par exemple au Général de Gaulle à Phnom Penh en 1966 qui a prononcé un discours très courageux dans lequel il a dénoncé l’intervention américaine en disant aux Américains qu’ils ne réussiront jamais à faire plier les peuples d’Indochine. Donc, je pense qu’il y a eu toutes ces traditions qui font qu’aujourd’hui encore il y a une relation très particulière entre la France et le Vietnam.

Quelques combattants français souhaitent construire un monument aux morts, des deux côtés, sur le champ de bataille de Diên Biên Phu d’autrefois et aider les habitants locaux. Que pensez-vous de cette initiative ?

Je pense que les combattants français qui sont morts à Diên Biên Phu, ceux qui ont été blessés, ceux qui ont été prisonniers, les victimes françaises en général sont également des victimes du colonialisme. Ils n’avaient pas demandé à venir souffrir ou malheureusement à mourir sur la terre du Vietnam. Ce sont les gouvernements qui ont imposé ces guerres, ce sont les officiers supérieurs, les généraux qui ont mené ces guerres, et puis les Américains qui leur ont fourni des matériels militaires. Bien sûr, certains combattants français se sont très mal conduits, par exemple par l’usage de la torture. Mais la grande majorité des combattants français étaient également des victimes du système.

Soixante-dix ans après, il n’y a plus malheureusement beaucoup de survivants, mais les rares survivants et nous, les descendants, les enfants des survivants peuvent se retrouver autour d’une mémoire commune, tout en sachant quand même qu’il y avait d’un côté une mauvaise cause, celle du colonialisme de la volonté d’imposer sa loi au Vietnam et de l’autre côté une bonne cause, celle de l’indépendance nationale personnifiée par le Président Hô Chi Minh.


Alain Ruscio est un ancien correspondant du journal L’Humanité au Vietnam. Il a publié plusieurs livres sur Diên Biên Phu comme La guerre française d’Indochine, Vo Nguyên Giap, môt cuôc doi, Diên Biên Phu - Mythes et réalités…

Propos recueillis par Thu Hà - Vân Anh/CVN

Tag(s) : #Vietnam

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