
Je n’éprouve pas le moindre sentiment de nostalgie pour l'année qui s'est écoulée.
Une année de discours gouvernementaux accusateurs et menaçants, de mensonges officiels, de renoncement à la souveraineté nationale. Cependant, je me pose encore bien des questions : comment expliquer l'inertie d'un peuple dont les droits sont bafoués chaque jour ? Où et quand nous ont-ils volé notre voix et notre vote ? Pourquoi notre indignation ne se traduit-elle pas en protestation collective ?
Il y a une profonde blessure dans l’âme triste du Brésil. Nous avons perdu le sens de l'humour (quelqu'un connaît-il de nouvelles blagues ?), et si par hasard une satire a l'audace de percer l'obscurité, elle est reçue à coups de cocktails Molotov et sous le silence complice des autorités.
Pourquoi ce cri coupé net dans l’air ? Tout semble en suspens : la démocratie, les droits de l'Homme, la liberté. Tel est le théâtre macabre dans lequel se déroule la tragédie, dont les acteurs et les actrices se moquent d'eux-mêmes, alors que le public, abasourdi, ignore comment arrêter le saignement des victimes de tant de sacrifices, ou distribuer le pain pour apaiser la souffrance des affamés.
Les rues de mon pays sont devenues impraticables. Les véhicules ressemblent à des bêtes aliénées, convaincues que la stridence de leurs klaxons a le pouvoir de dégager un chemin à fer et à feu. Sur les trottoirs, réduits à des fossés, des corps en haillons, terrassés par l'alcool et les drogues, dépeignent l'injustice ontologique du système qui nous englobe.
Il se trouve que la plupart d'entre eux, submergés par le désespoir, ne peuvent que se focaliser sur l'arbre sans voir la forêt. L’idée d'un système semble trop abstraite. C'est la douleur sans cause, le papillon sans chenille, la lumière sans soleil. Et ce qui résonne dans les oreilles, c'est le récit du pouvoir auquel ils se raccrochent comme un ivrogne à sa bouteille. Le spectre du chômage « pauvrétisent » [1] des multitudes qui acceptent des salaires plus bas ou moins de droits et neutralisent ceux qui s’ubérisent [2] ou mendient un emploi.
Ceux qui réalisent que les premières souris mortes sont des signes avant-coureurs de la peste restent enfermés dans des bulles solipsistes où ils privatisent l'indignation et la protestation. Cela sert-il à quelque chose ? J’en doute, car ils ont falsifié le langage et expulsé de sa propre maison la vérité, fille des noces indélébiles entre l'intelligence et la réalité. Maintenant, elle erre dans les trous noirs de la bêtise, tandis que beaucoup tentent de se protéger, cloîtrés dans le dialecte de leur tribu virtuelle, sans que la tribu voisine puisse déchiffrer autre chose que des férocités sémantiques. Dans la ville des sourds, on siffle aux fenêtres sans que personne n'y accorde d'importance. Tu parles de fleurs…
Ils comprennent fauves. Tu parles d’amour, ils comprennent armes ; tu parles de culture, ils comprennent censure.
Il ne nous reste pas d'autre issue que de cesser d'être des prisonniers virtuels, de briser nos bulles et donner la main à tous ceux qui sont prêts à marcher dans les rues pour envahir les avenues. Et il ne suffit pas de dire « Pas lui !». Les propositions doivent être superposées aux protestations. C'est la seule façon d'empêcher les fantômes de la peur de se réincarner dans la figure anormale de la terreur.
Il faut naviguer ! Mais dans la direction opposée à celle d'Ulysse. Et que l'équipage garde les yeux et les oreilles bien ouverts pour découvrir que les sirènes ne sont rien d'autre que des monstres nécrophiles et que le cap qu’elles nous fixent nous mène dans les profondeurs de l'Hadès.
Dans la seconde moitié des années 1970, je me suis installé dans une favela capixaba [3]. Je me suis rendu dans le nord de l'État pour visiter ce qui restait de l'ancien village d’Itaunas. Au cours des vingt années précédentes, l'action prédatrice de la cupidité anti-environnementaliste avait détruit la végétation qui empêchait le sable de la plage d'avancer sur les maisons.
Tous les matins, les femmes balayaient le sable accumulé dans les trous des portes, entraîné par la force du vent. Le lendemain, davantage de sable et le travail inutile pour essayer de le contenir. Jusqu'à ce que les dunes recouvrirent complètement le village. Aujourd’hui, il ne reste que le haut du clocher de l'église.
En tant qu'habitants naïfs d'Itaunas, nous avons balayé le seuil de notre porte, sans être encore convaincus que seules des actions plus déterminées pourront arrêter le déluge.
[1] Pauvrétariat, de pauvrétiser. Néologisme utilisé par l'auteur et d'autres pour désigner le sujet historique généré par les politiques néolibérales.
[2] Ubériser : d’Uber (entreprise technologique étasunienne). Un néologisme qui se réfère au travail très précaire par le biais d’applicatifs ou d'applications, qui se caractérisent par le sous-emploi, l'absence de droits du travail et le fait que l'employeur et l'employé ne se connaissent pas. Ce système est largement utilisé parmi les immigrés sans papiers.
[3] Capixaba : gentilé d’Espiritu Santo, une province du Brésil, bien qu'on puisse aussi dire Espirito-santense.
source : http://fr.granma.cu/cuba/2020-01-30/briser-la-bulle