De quoi Libra, la monnaie Facebook, est-elle le nom ?
En juin 2019, Facebook annonçait la création de sa propre crypto-monnaie (1), qui aurait cours début 2020 et qui porte le nom de « Libra », en référence à l’unité de mesure du poids des pièces dans l’Empire romain : tout un symbole. Libra est lancé en partenariat avec 28 entreprises, fonds financiers, services de payement et ONG dont Visa, Mastercard, PayPal, Uber, Ebay, Booking, Spotify, l’opérateur de télécom britannique Vodafone et le français Iliad (2).
Facebook ne battra pas monnaie à proprement parler car il ne s’agit pas de création de monnaie ex nihilo mais d’un moyen de payement assis sur un panier de devises existantes. Si Libra voit effectivement le jour, Facebook va offrir ce moyen d’échange à ses plus de 2,7 milliards d’utilisateurs dans le monde, en créant la première crypto-monnaie grand public. Il deviendra, presque à l’égal des grandes banques centrales, un « tiers de confiance » à l’échelle planétaire. Il est probable qu’Amazon et Google (3) emboîte rapidement le pas à Facebook et crée à leur tour leur propre crypto-monnaie (4).
Officiellement pour Facebook, il s’agit d’offrir « une devise et une infrastructure financière mondiales simples, au service de milliards de personnes » en particulier », y compris en visant le marché des « 1,7 milliard d’adultes dans le monde (…) encore exclus du système financier et de l’accès à une banque traditionnelle, alors qu’un milliard d’entre eux possèdent pourtant un téléphone portable et que près d’un demi-milliard ont accès à Internet » (5).
Mais pour comprendre le véritable objectif que recherche Facebook, et qui va bien plus loin que celui de concurrencer le système bancaire traditionnel, il faut revenir à la jeune histoire des plateformes numériques capitalistes mondialisées. Ces plateformes sont nées sur les ruines du krach boursier de 2000 provoqué par l’éclatement de la bulle Internet en l’absence de modèle économique viable. Elles se sont développées sur la captation des données à leur profit et ont créé de véritables modèles économiques monopolistiques. Elles ont accumulé après la crise financière de 2008 une immense capitalisation boursière grâce aux milliers de milliards que les banques centrales ont injectés dans les circuits financiers. En accaparant la valeur produite par le travail de transformation des données, elles visent au monopole et à la rente. Leur stratégie est d’enfermer les usagers dans leur propre univers, ce qui est en contradiction totale avec la promesse initiale d’Internet d’une interconnexion de réseaux décentralisés où chacun était de manière égalitaire producteur et consommateur d’information. Elles sont en train de détruire Internet de l’intérieur.
Ainsi Facebook à mis en place en Afrique un service d’accès gratuit à Internet par satellite, mais il ne donne accès qu’aux services et qu’aux applications de Facebook et de ses partenaires (6). Des intelligences artificielles de Google lisent tous vos mails envoyés sur Gmail et analysent vos requêtes sur son moteur de recherche, afin de vous proposer des offres commerciales vous correspondant. Amazon a l’ambition de faire passer par lui toute notre consommation, qu’il s’agisse de la nourriture, des biens manufacturés ou des biens et services culturels. Pour cela il entend installer des objets connectés comme ses enceintes Alexa chez nous afin d’enregistrer et d’analyser en permanence notre comportement. Ce qui est visé : la disparition de tous les réseaux de distribution ou leur soumission à Amazon. Dans le dispositif de l’univers Facebook, Libra servira à accumuler de précieuses données financières personnelles qui pourraient rendre Facebook incontournable en matière d’évaluation des risques de crédit.
“Un pouvoir qui n’est pas qu’économique”
Les firmes mondialisées du capitalisme de plateforme ont acquis un pouvoir qui n’est pas qu’économique. En ayant accès en temps réel à des milliards de données personnelles, au graphe social de chacun, elles connaissent mieux que les États et parfois que les individus eux-mêmes, leurs goûts, leurs désirs, leurs passions, leurs déplacements, leurs phobies, leurs angoisses, leurs addictions, leurs capacités d’interactions sociales, leurs états de santé. Cet accès et cette capacité de traitement de milliards de données personnelles et de relations entre ces données leur donnent à l’échelle mondiale un pouvoir gigantesque qui est de nature politique. On parle même maintenant d’identité numérique, voire d’État civil numérique qui serait à discrétion de ces plateformes. Ainsi on aurait une identité Facebook ou Amazon comme on a un état civil par l’État Français ou comme on avait un certificat de baptême de l’Église sous l’ancien régime. Ces plateformes deviennent des tiers de confiance à l’instar des notaires, des États, des banques à l’échelle planétaire.
Ces plateformes n’ambitionnent pas que de faire des profits ; elles ont une vision du monde libertarienne où chacun est entrepreneur de sa propre vie, pour paraphraser Michel Foucault. Facebook finance la congélation d’ovocytes de leurs salariées afin «de favoriser l’emploi des femmes et les aider à mieux maîtriser leur carrière ». Google, avec sa filiale Calico, a l’ambition de « tuer la mort ». Inspiré par le transhumanisme, Google est persuadé que l’homme et l’ordinateur vont fusionner afin de fonder une nouvelle humanité. Son PDG a déclaré : « Si nous nous y prenons bien, nous pouvons résoudre tous les problèmes du monde. » Ainsi une nouvelle idéologie est née sur les ruines des « États providences » : le « solutionnisme » (7). C’est-à-dire la croyance que chaque problème relèverait de comportements individuels et qu’à chacun de ces problèmes correspondrait une application technologique.
Le solutionnisme est un symptôme d’une grande misère de la politique. Misère d’une pratique de la politique réduite à la communication, incapable de produire du sens, de penser mondial, et renonçant à résoudre les problèmes de l’humanité. Misère de la politique, parce qu’avec le numérique, les questions de pouvoir, de participation et de représentation se posent de manière radicalement nouvelle.
Les plateformes numériques en elles-mêmes n’ont aucune valeur. Ce qui leur donne de la valeur ce sont les données qu’elles exploitent ainsi que les interactions entre ses utilisateurs. Uber n’investit pas dans les transports, ni Airbnb dans l’hôtellerie. Google ne crée pas d’informations et Youtube ne tourne pas de vidéo.
Le nuisible n’est pas la plateforme mais l’asservissement au capitalisme. Le capitalisme de plateforme doit être attaqué sur tous les fronts à la fois : lois antitrusts et démantèlement, fiscalité, protections collectives des données personnelles, droit des travailleurs, et l’alternative avec le coopérativisme de plateforme et des plateformes conçues comme des communs numériques mondiaux assurant des missions de service public comme Wikipédia.
Construire un modèle alternatif au capitalisme de plateforme devient un enjeu politique majeur de civilisation qui appelle une société communiste.
Yann Le Pollotec, responsable de la commission Révolution numérique
1. Une crypto monnaie est un système de paiement électronique en pair à pair. Pour en savoir plus : https://blockgeeks.com/guides/fr/quest-ce-que-la-crypto-monnaie/
2. C’est-à-dire le groupe de Xavier Niel, propriétaire de Free.
3. https://courscryptomonnaies.com/actualite/google-blockchain
4. Le groupe a déjà déposé discrètement trois noms de domaines significatifs : amazonethereum.com, amazoncryptocurrency.com et amazoncryptocurrencies.com
5. https://libra.org/fr-FR/white-paper/?noredirect=fr-FR#introduction
6. L’Inde a justement interdit ce service d’accès gratuit de Facebook car il limitait l’accès à l’ensemble d’Internet.
7. Néologisme inventé par Evgeny Morozov : « L’aberration du solutionnisme technologique pour tout résoudre cliquez ici ». Éditions Fyp
source : http://www.pcf.fr/de_quoi_libra_la_monnaie_facebook_est_elle_le_nom