Pour refonder l'Europe, sortir l'art, la culture et les médias des dogmes du marché
Publié le 05/04/2019.
« La nature de l'homme, c'est sa culture » écrivait Claude Lévi-Strauss.

À l'heure où l'on tente de réduire l'enjeu des élections européennes du 26 mai prochain à un pseudo-affrontement entre libéraux et nationaux-populistes, lesquels ne remettent en cause ni les uns ni les autres les logiques financières qui écrasent les peuples européens, la question culturelle risque d'être une fois de plus évacuée du débat. Il n'en est que plus urgent de rappeler l'enjeu essentiel de l'art et des arts, de la culture et des cultures dans la construction d’une Europe solidaire et ouverte sur le monde, respectueuse des richesses culturelles des nations et des peuples qui la composent, organisant la circulation des œuvres et des artistes, suscitant le dialogue et l’échange des cultures et des savoirs, favorisant la formation d’un nouvel universalisme fondé sur l’émancipation humaine.
De même l'Union européenne doit veiller à ce que les médias respectent un véritable pluralisme des idées et des courants d'opinion, en particulier grâce à des organismes de service public mieux soutenus et financés.
Il s'agit d’imposer la nécessité de rompre avec les traités qui soumettent les « biens culturels », malgré les précautions de langage, aux règles du marché.
Il s'agit aussi d’affirmer notre refus d'une Europe repliée sur des frontières nationales et des logiques « identitaires » excluant tous ceux qui n'en font pas partie. Les âmes errantes des noyés de la Méditerranée nous rappellent obstinément le caractère inhumain et mortifère d’une telle démarche.
Sans remettre en cause la compétence et la responsabilité des États en matière culturelle il nous parait décisif que l’Europe se dote d’une politique culturelle complémentaire à l’action des États membres. Les propositions qui suivent en dessinent les contours.
Nous faisons 14 propositions:
- Affirmer le principe du financement public des arts et de la culture
- Conforter le principe de la diversité culturelle
- Soutenir l'exception culturelle
- Taxer les GAFAM
- Unifier la fiscalité sur les biens culturels
- Accompagner la Révolution numérique des biens culturels
- Favoriser la circulation des artistes
- Pérenniser et renforcer le programme « Europe créative »
- Soutenir les travailleurs des arts, des spectacles et de l'audiovisuel
- Soutenir les auteurs de toutes disciplines
- Défendre le service public de l'audiovisuel
- Combattre les concentrations dans la presse et les médias
- Les droits voisins et le « partage de la valeur » dans les industries culturelles
- Pour un statut européen du journaliste

ARTS & CULTURE
Proposition n°1/ Affirmer le principe du financement public des arts et de la culture
Le principe du financement public de la culture et des arts doit devenir un des axes fondamentaux de la construction européenne. Il s'agit bien de réaffirmer et de conforter la légitimité des aides publiques en faveur de la création artistique et de l'action culturelle, tous secteurs confondus.
Proposition n°2/ Conforter le principe de la diversité culturelle
Le principe de la diversité culturelle, tel que les conventions l'UNESCO le définissent, est explicitement prévu par les traités. Ainsi l'article 3.3 du Traité de l'Union européenne prévoit que l'Union « respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique » et l'article 167.4 du Traité sur le fonctionnement de l'Union précise que « l'Union tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions des traités, afin de respecter et promouvoir la diversité de ses cultures ».
Ce principe fondamental doit devenir le cœur d'une construction européenne alternative. Les pays qui composent l'Union ont des politiques nationales diversifiées, qui doivent être respectées et soutenues par l'Union, notamment la diversité des soutiens publics des différents pays. Cela passe également par la possibilité d’obtenir tous les documents de l’UE dans une des 23 langues de travail reconnues, principe accordé par les traités mais de plus en plus remis en cause dans la pratique.
Proposition n°3/ Soutenir l'exception culturelle
L'exception culturelle, à ne pas confondre avec une hypothétique « exception culturelle française », tout au plus spécificité culturelle d'une nation au même titre que toutes les autres, est l'exclusion des « biens et services » culturels des eaux glacées de la « concurrence libre et non faussée », en l'occurrence des accords internationaux, bilatéraux et multilatéraux. L'idée fait son chemin, puisque la ténacité des gouvernements canadien et mexicain a permis de conforter l’exemption culturelle dans le nouvel Accord entre les États-Unis, le Mexique et le Canada.
La réalité de la « diversité culturelle » en Europe et dans le monde ne peut être garantie qu'à cette condition.
Dans un même ordre d'idées, la directive services, dont nous contestons par ailleurs la logique générale, a exclu de son champ d'application les services audiovisuels, ce qui va bien dans le sens de l'exception culturelle. Elle a néanmoins maintenu en son champ le spectacle vivant. Nous exigeons qu'elle l'exclue aussi.
Proposition n°4/ Taxer les GAFAM
L'Union européenne doit se doter d'une fiscalité spécifique à l'encontre des multinationales, en particulier des géants du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM), entre autres. Rien ne justifie que ces géants du Net, le plus souvent non européens, puissent pratiquer l'évitement et l'optimisation fiscale.
Les géants de l'Internet échappent de surcroît au financement des divers mécanismes de soutien. Ils devront être soumis à des obligations significatives en matière d'abondement aux divers dispositifs nationaux et européens d'aide à la création.
La timide taxation envisagée par le gouvernement français non seulement n'est pas à la hauteur de l'enjeu, mais n'a de chance de produire des effets significatifs que si l'Union l'adopte et la généralise, à un niveau suffisant.
Proposition n°5/ Unifier la fiscalité sur les biens culturels
La fiscalité sur les biens culturels numériques doit être alignée sur la fiscalité en vigueur sur les autres biens culturels (livre, presse, film, musique…). Cela est déjà le cas pour la presse, dont les déclinaisons numériques (ainsi que les pure players) ont déjà vu leur taux aligné sur celui de la « presse papier ». Cela doit être généralisé.
Il s'agira aussi de faire cesser le dumping fiscal par l'harmonisation de la fiscalité indirecte sur l'ensemble des biens culturels des différents états européens.
Proposition n°6/ Accompagner la Révolution numérique des biens culturels
Les grands opérateurs privés n'ont pas attendu : Netflix, Youtube (c'est-à-dire Google), Spotify, Deezer…, pour ne citer que les principales plates-formes de téléchargement et de streaming, ont envahi le marché et réalisent des profits considérables, tout en refusant obstinément de partager équitablement la valeur engrangée avec ceux qui la créent : auteurs, artistes-interprètes, producteurs indépendants.
Depuis plusieurs années, les forces progressistes de France et d'Europe demandent que les pouvoirs publics permettent l'émergence de services culturels numériques indépendants des « majors » pour favoriser la création et le partage sur internet, qu'il s'agisse de la musique, du cinéma ou de l'audiovisuel, et permettant un juste partage de la valeur entre les différents acteurs de la filière, particulièrement les créateurs et interprètes.
À ce titre l'Union européenne doit favoriser la création de plates-formes publiques, équivalents numériques des médiathèques, permettant l'exposition de la diversité des œuvres, des esthétiques, et des genres artistiques les plus fragiles. Les œuvres sous licence libre y trouveraient un moyen de s'y exposer utilement.
Ces plateformes pourront à terme être regroupées au sein d'un portail d'initiative publique, permettant ainsi un meilleur contrôle de l'équité du partage de la valeur, et une plus grande lisibilité de l'offre au service des citoyens de tous les pays de l'Union.
Proposition n°7/ Favoriser la circulation des artistes
À l'instar du programme « Erasmus », qui permet chaque année à plusieurs milliers d'étudiant•es de toutes disciplines d'effectuer une année universitaire dans un pays de l'Union, nous proposons la création d'un programme de même nature au service des jeunes artistes de théâtre, cinéastes, plasticiens, écrivains, artistes-interprètes…
L'Union européenne doit favoriser les échanges entre artistes et professionnels de la culture en Europe sur la base de la connaissance et du respect mutuel.
En ce qui concerne les artistes hors UE, leur entrée et leur séjour en Europe pour l'accueil de leurs créations devront être facilités. L'UE doit réagir face aux difficultés croissantes relatives à l’octroi de visas rencontrées par les artistes et organismes professionnels du secteur du spectacle vivant, notamment musical, travaillant à un niveau international lors de tournées ou résidences artistiques.
Proposition n°8/ Pérenniser et renforcer le programme « Europe créative »
Le programme « Europe créative », qui concerne l'ensemble des secteurs de la culture et de l'audiovisuel, a été lancé pour la période 2014-2020 dans le but de renforcer la coopération culturelle européenne, le soutien à la création, à la diffusion, à la formation et aux échanges tant dans le domaine des arts vivants que du cinéma et de l'audiovisuel. Il constitue un certain progrès relativement à la période précédente, notamment en terme de lisibilité des dispositifs instaurés.
Il souffre néanmoins d'un sous-financement récurrent : 1,5 milliard d'euros pour 6 ans, soit moins de 200 millions par an, somme dérisoire sur un territoire de 500 millions d'habitants ! Avec les autres dépenses culturelles de l'Union, cela représente 0,15 % du budget de l'UE, soit 50 centimes par habitant…
Le jeudi 28 mars 2019, le Parlement Européen a voté le doublement de la dotation d’Europe créative pour la période 2012-2027, une revendication portée notamment par le PCF et ses députés européens. Il reste encore à batailler aux niveaux de la Commission Européenne et du Conseil Européen pour que ces avancées soient vraiment prises en compte dans le programme final mais nous pouvons saluer une première victoire !
Proposition n°9/ Soutenir les travailleurs des arts, des spectacles et de l'audiovisuel
Le statut des artistes-interprètes et des technicien•nes du spectacle et de l'audiovisuel est en Europe d'une grande disparité. Une grande majorité de ces professionnel•les sont dans une grande précarité en Europe. Sans espérer à court terme une hypothétique unification des différents statuts nationaux de ces travailleurs (salariat, « free-lance », auto-entreprenariat, et autres « indépendants »…), leur précarité généralisée doit être compensée par des mesures spécifiques.
À l'instar du régime de l'intermittence et de la « présomption de salariat » existant en France, l'Union européenne doit s'attacher à inciter les États à mieux protéger ces catégories et à les doter d'instruments sociaux de protection contre le chômage, pour le droit à la formation, à l'assurance maladie-maternité, à la retraite…
Proposition n°10/ Soutenir les auteurs de toutes disciplines
Il en va de même pour les auteurs, qu'ils soient écrivains, plasticiens, compositeurs, scénaristes ou auteurs multimédias. Ils ne bénéficient quasiment pas des protections sociales minimales des salariés et sont aussi maltraités que les autres travailleurs « indépendants », de surcroît sur fond de remise en cause insidieuse du droit d'auteur.
L'UE s'attachera, là aussi, à inciter les états à mettre en place en leur faveur des dispositifs de protection sociale adaptés, notamment en matière de formation, de rémunérations minimales et de sécurité sociale.
MÉDIAS
Proposition n°11/ Défendre le service public de l'audiovisuel
Le financement des radiodiffuseurs publics relève aujourd'hui des règles relatives aux aides d'état, ce qui permet à la Commission de contrôler et d'encadrer ces financements.
Dans l'Europe telle que nous voulons la construire, il ne sera plus possible à la Commission européenne de contrôler et d'encadrer ces financements publics. Ceux-ci seront affirmés comme constitutifs des missions de services publics de radiodiffusion et de télévision. Leur rôle essentiel et intangible est d'assurer la création et la diversité d'exposition des œuvres (y compris via les services numériques et tous les modes de distribution), à promouvoir le pluralisme des idées et des courants d'opinion et donc à satisfaire aux besoins sociaux, démocratiques et culturels des personnes.
De nombreux opérateurs publics de télévision et de radio sont aujourd'hui mis en danger par une réduction de leur financement, une main mise étatique sur leur ligne créative et éditoriale, une menace sur les journalistes qui ne peuvent plus exercer leur métier dans des conditions déontologiques satisfaisantes. En conséquence, l'Union européenne devra veiller à ce que les radio et télé-diffuseurs publics puissent bénéficier de financements conséquents et pérennes et à ce que leur indépendance éditoriale et leur liberté de création soient garanties, en particulier par la mise en place ou par l'action effective d'instances de régulation démocratiquement désignées.
Proposition n°12/ Combattre les concentrations dans la presse et les médias
Les concentrations, fusions, disparitions de titres, plans de réduction d’effectifs se multiplient (AFP, Reuters, Mondadori, France Télévisions en France) ; elles frappent les rédactions et conduisent à une précarisation de plus en plus grande des journalistes. Une directive européenne anti-concentrations devra prévoir des seuils (à déterminer) avec obligation légale d’afficher la transparence sur la propriété des médias. Le texte devra interdire aux industries bénéficiant de commandes des Etats de posséder des médias.
Parallèlement, afin d’assurer concrètement le pluralisme en Europe de lancer une politique d’aide européenne à la presse destinée aux médias indépendants et à faible revenu publicitaire. Il faudra également statuer sur l’indépendance juridique des rédactions face aux actionnaires des grands groupes multimédias, et rendre effective la protection des sources des journalistes et des lanceurs d’alerte.
Proposition n°13/ Les droits voisins et le « partage de la valeur » dans les industries culturelles
La Directive européenne sur le droit d'auteur et les droits voisins a été adoptée le mardi 26 mars dernier. Elle constitue un progrès significatif pour réduire le poids des GAFAM sur les médias et la presse, via les algorithmes et les retombées publicitaires. Les deux député•es communistes ont donc voté pour. Il subsiste néanmoins un grand flou, que le débat au Parlement européen n'a pas permis d'éclaircir, sur la méthode adoptée pour le contrôle des contenus ; le risque de censure n'est pas levé. Nous y serons très attentifs !
D'autre part, faute de débat sur les amendements, le texte n'aborde pas la redistribution des revenus entre ayant-droits. De notre point de vue cette dernière doit s'effectuer à part égale entre éditeurs et auteurs, notamment journalistes, qui sont des auteurs salariés producteurs de contenus (art. 11, clause 35).
Sur ces deux points, nous serons particulièrement vigilants lors des débats parlementaires sur la transposition en droit français de cette Directive.
Proposition n°14/ Pour un statut européen du journaliste
En 2018, 97 journalistes et travailleurs des médias ont été assassinés dans le monde. Plus de 400 sont derrière les barreaux, dont près de 160 en Turquie. 90% de ces crimes restent impunis. La FIJ, la plus grande organisation de journalistes dans le monde, a décidé de porter un projet de Convention internationale auprès des Nations Unies avec l’appui des Etats membres.
En Europe, après la tuerie de Charlie Hebdo en 2015 qui fit douze victimes, ce sont trois journalistes qui ont péri sous les balles de donneurs d’ordre introuvables ces deux dernières années : Viktoria Marinova (Bulgarie), Daphné Caruana Galizia (Malte), Ján Kuciak, (Slovaquie), tous enquêtant sur les dossiers de corruption. En Italie vingt-et-un journalistes sont sous protection policière permanente du fait des menaces des mafias et groupes néo-fascistes.
Un statut des journalistes européens reste à construire avec les syndicats face aux atteintes graves aux droits des salariés des médias impactant la qualité de l’information. Devant les crimes commis dans le monde contre les journalistes (97 assassinats en 2018, dont 3 en Europe), un projet de Convention internationale doit être appuyé par les Etats européens pour mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces actes criminels.
Un tel statut aura également pour vocation de lutter contre la précarisation généralisée de la profession avec l’ubérisation et sa cohorte de statuts hors-salariat (faux pigistes, auto-entrepreneurs forcés, externalisations, etc). Nous revendiquerons une directive inspirée de la loi française du 4 juillet 1974 – dite loi Cressard – donnant l’égalité de statut aux CDI et aux pigistes, ainsi qu'une reconnaissance du fait syndical dans les entreprises de presse.
Proposition n°15/ Le volet MÉDIAS, partie intégrante du programme
EUROPE CREATIVE
Le programme « Europe créative » comporte un important volet Médias, doté de 56 % de son budget global. Il est dédié au renforcement et au développement de la création audiovisuelle, cinématographique et multimédias. Il finance des projets qui concernent la formation des professionnels, l'aide à la création des œuvres et à leur distribution, les coproductions, les festivals qui promeuvent les films européens, etc. Tout opérateur culturel européen possédant la qualification requise peut prétendre à son soutien, notamment par le biais des appels à projets.
Ce programme a commencé à porter ses fruits. Mais là encore, nous ne sommes pas au niveau requis. Un doublement – pour le moins – du budget du programme « Europe créative » et de son volet Médias s'impose. Comme nous le disons à la « proposition 8 » ci-dessus, le Parlement Européen a effectivement acté le 28 mars 2019 le doublement de la dotation d’Europe créative incluant le volet Médias pour la période 2021-2027. Cette incontestable victoire doit néanmoins être réellement mise en œuvre par la Commission et le Conseil. Nous y veillerons !